S. m. (Mythologie) lieu du supplice des tyrants et des coupables des plus grands crimes. C'est l'abîme le plus profond sous la terre. Le mot se trouve dans Plutarque pour geler ou trembler de froid ; et d'autres auteurs, comme Hésiode, s'en sont aussi servi dans ce sens, parce qu'ils pensaient, que qui dit le primum obscurum dans la nature, dit aussi le primum frigidum.

Homère veut que cette prison ne soit pas moins éloignée des enfers en profondeur, que les enfers le sont du ciel. Virgile ajoute qu'elle est fortifiée de trois enceintes de murailles, et entourée du Phlégéton, torrent impétueux, dont les ondes enflammées entraînent avec fracas les débris des rochers ; une haute tour défend cette affreuse prison, dont la grande porte est soutenue par deux colonnes de diamants, que tous les efforts des mortels et toute la puissance des dieux ne pourraient briser ; couverte d'une robe ensanglantée, Tisiphone est assise nuit et jour à la porte de cette prison terrible, qui retentit de voix gémissantes, de cruels coups de fouet et d'un bruit affreux de chaînes. Mais je suis bien ridicule de ne pas laisser parler le prince des poètes dans son beau langage.

Sub rupe sinistrâ

Maenia lata videt triplici circumdata muro :

Quae rapidus flammis ambit torrentibus amnis

Tartareus Phlegeton, torquetque sonantia saxa ;

Porta adversa ingens, solidoque adamante columna

Vis ut nulla virum, non ipsi exscindere ferro

Coelicolae valeant : stat ferrea turris ad auras.

Tisiphoneque sedents, pallâ succincta cruentâ,

Vestibulum insomnis servat noctesque diesque,

Hinc exaudiri gemitus, et saeva sonare

Verbera ; tùm stridor ferri, tractaeque catenae.

Constitit Aeneas, strepitumque exterritus hausit.

Aen. lib. VI. Ve 548.

Un de nos poètes lyriques s'est aussi surpassé dans la description du tartare ; lisons - la.

Qu'entens-je ! le tartare s'ouvre,

Quels cris ! quels douloureux accens !

A mes yeux la flamme y découvre

Mille supplices renaissants.

Là sur une rapide roue,

Ixion dont le ciel se joue,

Expie à jamais son amour.

Là le cœur d'un géant rebelle

Fournit une proie éternelle

A l'avide faim d'un vautour.

Autour d'une tonne percée

Se lassent ces nombreuses sœurs,

Qui sur les frères de Lincée

Vengèrent de folles terreurs ;

Sur cette montagne glissante

Elevant la roche roulante,

Sisiphe gémit sans secours ;

Et plus loin cette onde fatale

Insulte à la soif de Tantale,

L'irrite, et le trahit toujours.

Si l'on trouvait dans toutes les odes de M. de la Motte le feu et la verve qui brillent dans celle-ci, elles auraient eu plus d'approbateurs ; mais c'est Milton qui a le mieux réussi de tous les modernes dans la peinture du tartare. Elle glace d'effroi, et fait dresser les cheveux de ceux qui la lisent.

Selon l'opinion commune, il n'y avait point de retour, ni de grâce à espérer pour ceux qui étaient une fois précipités dans le tartare : Platon néanmoins n'embrasse pas tout à fait ce sentiment. Ceux, dit-il, qui ont commis ces grands crimes, mais qui ne sont pas sans remède, comme ceux qui sont coupables d'homicide, mais qui en ont eu ensuite du regret, ceux-là sont nécessairement précipités dans le tartare ; et après y avoir séjourné une année, un flot les en retire ; et lors ils passent par le Cocyte, ou le Péryphlégéton, delà ils vont au lac Acherusia, où ils appellent par leur nom ceux qu'ils ont tués, et les supplient instamment de souffrir qu'ils sortent de ce lac, et de leur faire la grâce de les admettre en leur compagnie. S'ils peuvent obtenir d'eux cette faveur, ils sont d'abord délivrés de leurs maux, sinon ils sont de nouveau rejetés dans le tartare ; ensuite une autre année ils reviennent au fleuve, comme ci-devant, et réitèrent toujours leurs prières, jusqu'à ce qu'ils aient fléchi ceux qu'ils ont offensés. C'est la peine établie par les juges.

Quelques mythologistes craient que l'idée du tartare, a été formée sur le Tartesse des anciens, qui était une petite île à l'embouchure du Bétis, aujourd'hui Guadalquivir en Espagne : mais c'est plutôt du fameux labyrinte d'Egypte qu'est tirée la prison du tartare, ainsi que toute la fable des enfers. (D.J.)

TARTARES ou TATARS, (Géographie moderne) peuples qui habitent presque tout le nord de l'Asie. Ces peuples sont partagés présentement en trois nations différentes ; savoir, 1°. les tartares ainsi nommés ; 2°. les Calmoucks ; 3°. les Moungales : car les autres peuples payens dispersés par toute la Sibérie, et sur les bords de la mer Glaciale, sont proprement des peuples sauvages, séparés, quoique descendant des anciens Tartares.

Les Tartares particulièrement ainsi nommés, professent tous le culte mahométan, quoique chez la plupart ce culte tient beaucoup plus du paganisme, que du mahométisme. Tous les Tartares se subdivisent en plusieurs nations, qu'il importe de faire connaître : les principales sont.

1°. Les Tartares Barabinskoi ; 2°. les Tartares Baskirs, et ceux d'Uffa ; 3°. les Tartares de Budziack. 4°. les Tartares Calmoucks ; 5°. les Tartares de la Casatschia Orda ; 6°. les Tartares de la Crimée ; 7°. les Tartares Circasses ; 8°. les Tartares du Daghestan ; 9°. les Tartares Koubane ; 10°. les Tartares Moungales ; 11°. les Tartares Nogais ; 12°. les Tartares Télangouts ; 13°. les Tartares Tonguses ; 14°. les Tartares de la grande Boucharie. 15°. Enfin les Tartares Usbecks.

Les Tartares Barabinskoi, sont des peuples payens de la grande Tartarie. Ils habitent le désert de Baraba, qui s'étend entre Tara et Tomskoi ; ils demeurent dans des huttes creusées en terre, avec un toit de paille, soutenu par des pieux élevés de trois pieds ; cette nation est tributaire du czar.

Les Tartares Baskirs, ou de Baskain et d'Uffa, occupent la partie orientale du royaume de Casan, et les Tartares d'Uffa occupent la partie méridionale. Les uns et les autres sont grands et robustes ; ils ont le teint un peu basané, les cheveux noirs, et les sourcils fort épais ; ils portent une robe longue de gros drap blanc, avec une espèce de capuchon attaché dont ils se couvrent la tête en hiver. Les femmes sont habillées à la façon des paysannes de Russie, sur - tout depuis qu'ils sont soumis à cette couronne ; leur langue est un mélange de langue tartare et russienne. Quoiqu'ils observent encore la circoncision, et quelques autres cérémonies mahométanes, ils n'ont plus aucune connaissance de l'alcoran, et n'ont par conséquent ni moulhas, ni mosquées ; en sorte que leur religion tient beaucoup du paganisme, chez ceux qui n'ont pas embrassé le culte grec. Comme le pays qu'ils habitent est situé entre les 52 d. 30 de longitude, et le 57. d. de latitude ; ce pays est fertîle en grains, en fruits, en miel et en cidre. Aussi les Tartares Baskirs et d'Uffa, sement de l'orge, de l'avoine et d'autres grains, habitent dans des villages bâtis à la manière de Russie, et se nourrissent de leur bétail et de la chasse.

Les Tartares de Budziack, habitent vers le rivage occidental de la mer Noire, entre l'embouchure du Danube et la rivière de Bog. Quoique ces Tartares soient une branche de ceux de la Crimée, et qu'ils en aient la religion et les coutumes, cependant ils vivent indépendants de la Porte, et du chan de la Crimée. Ils n'obéissent qu'à des murses, chefs des différents ordres qui composent leur corps. Ils font même quelquefois des incursions sur les terres des Turcs, et se retirent chez eux après le pillage. On dit que leur nation peut faire environ trente mille hommes.

Les Tartares Calmoucks, occupent une grande partie du pays qui est entre le Mongul et le Wolga. Ils sont divisés en plusieurs hordes particulières, qui ont chacune leur aucoes, ou chan, à part. Les Calmoucks n'ont point d'habitation fixe, mais seulement des tentes de feutre, avec lesquelles ils campent et décampent en un instant. Ils se mettent en marche au printemps, le long des pâturages, sur les bords du Wolga, et mènent avec eux quantité de chameaux, de bœufs, de vaches, de chevaux, de moutons et de volailles. Ils viennent de cette manière en forme de caravanes à Astracan, avec toutes leurs familles pour y commercer. Ils échangent leurs bestiaux pour du blé, du cuivre, du fer, des chauderons, des couteaux, des ciseaux, du drap, de la toile, etc.

Les Calmoucks sont robustes et guerriers. Il y en a toujours un corps dans les troupes du czar, suivant le traité d'alliance fait avec eux, et ce corps monte à environ six mille hommes.

Les Tartares de la Casatschia Orda, sont une branche des Tartares mahométants, qui habitent dans la partie orientale du pays de Turkestan, entre la rivière de Jemba et celle de Sirth. Ils ont la taille moyenne, le teint fort brulé, de petits yeux noirs brillans et la barbe épaisse. Ils coupent leurs cheveux qu'ils ont extrêmement forts et noirs, à quatre doigts de la tête, et portent des bonnets ronds d'un empan de hauteur, d'un gros drap ou feutre noir, avec un bord de pelleterie ; leur habillement consiste dans une chemise de toîle de coton, des culottes de peau de mouton, et dans une veste piquée de cette toîle de coton, appelée kitaiha par les Russes ; mais en hiver ils mettent par - dessus ces vestes une longue robe de peau de mouton, qui leur sert en été de matelats ; leurs bottes sont fort lourdes et faites de peau de cheval, de sorte que chacun peut les façonner lui-même ; leurs armes sont le sabre, l'arc et la lance, car les armes à feu sont jusqu'à présent fort peu en usage chez eux.

Ils sont toujours à cheval, en course, ou à la chasse, laissant le soin de leurs troupeaux et de leurs habitations à leurs femmes, et à quelques esclaves. Ils campent pour la plupart sous des tentes ou huttes, vers les frontières des Calmoucks et la rivière de Jemba, pour être à portée de butiner. Dans l'été ils passent fort souvent les montagnes des Aigles, et viennent faire des courses jusque bien avant dans la Sibérie, à l'ouest de la rivière d'Irtis.

Les Cara-Kalpaks, qui habitent la partie occidentale du pays de Turkestan, vers les bords de la mer Caspienne, sont les fidèles alliés et parents des Tartares de la Casatschia Orda, et les accompagnent communément dans leurs courses, lorsqu'il y a quelque grand coup à faire.

Les Tartares de la Casatchia Orda, sont profession du culte mahométan, mais ils n'ont ni alcoran, ni moulhas, ni mosquées, en sorte que leur religion se réduit à fort peu de chose. Ils ont un chan qui réside ordinairement en hiver dans la ville de Taschkant, et qui en été Ve camper sur les bords de la rivière de Sirth, et les frontières des Calmoucks ; mais leurs murses particuliers qui sont fort puissants, ne laissent guère de pouvoir de reste au chan. Ces Tartares peuvent armer tout-au-plus trente mille hommes, et avec les Cara-kalpaks cinquante mille, tous à cheval.

Les Tartares de la Crimée sont présentement partagés en trois branches, dont la première est celle des Tartares de la Crimée ; la seconde, celle des Tartares de Budziach ; et la troisième celle des Tartares Koubans. Les Tartares de la Crimée sont les plus puissants de ces trois branches ; on les appelle aussi les Tartares de Perékop, ou les Tartares Saporovi, à cause que par rapport aux Polonais qui leur donnent ce nom, ils habitent au-delà des cataractes du Borysthène.

Ces Tartares occupent à-présent la presqu'île de la Crimée, avec la partie de la terre ferme au nord de cette presqu'ile, qui est séparée par la rivière de Samar de l'Ukraine, et par la rivière de Mius du reste de la Russie. Les Tartares de la Crimée sont ceux de tous les Tartares mahométants qui ressemblent le plus aux Calmoucks, sans être néanmoins si laids ; mais ils sont petits et fort carrés ; ils ont le tein brulé, des yeux de porc peu ouverts, le tour du visage plat, la bouche assez petite, des dents blanches comme de l'ivoire, des cheveux noirs qui sont rudes comme du crin, et fort peu de barbe. Ils portent des chemises courtes de toîle de coton, et des caleçons de la même toîle ; leurs culottes sont fort larges et faites de quelque gros drap ou de peau de brebis ; leurs vestes sont de toîle de coton, piquée, à la manière des caffetants des Turcs ; et au-dessus de ces vestes ils mettent un manteau de feutre, ou de peau de brebis.

Leurs armes sont le sabre, l'arc, et la flèche. Leurs chevaux sont vilains et infatigables. Leur religion est la mahométane. Leur souverain est un chan allié de la porte Ottomane, et dont le pays est sous la protection du grand-seigneur. C'est dans la ville de Bascia-Sarai, située vers le milieu de la presqu'île de Crimée, que le chan fait ordinairement sa résidence. La partie de la terre ferme au nord de Perékop, est occupée par des hordes de Tartares de la Crimée, qui vivent sous des huttes, et se nourrissent de leur bétail, lorsqu'ils n'ont point occasion de brigander.

Les tartares de ce pays passent pour les plus aguerris de tous les Tartares. Ils sont presque toujours en course, portant avec eux de la farine d'orge, du biscuit, et du sel pour toute provision. La chair de cheval et le lait de jument font leurs délices. Ils coupent la meilleure chair de dessus les os, par tranches, de l'épaisseur d'un pouce, et les rangent également sur le dos d'un autre cheval, sous la selle, et en observant de bien serrer la sangle, et ils font ainsi leur chemin. Au bout de trois ou quatre lieues ils lèvent la selle, retournent les tranches de leur viande, remettent la selle comme auparavant, et continuent leur traite. A la couchée le ragoût se trouve tout prêt ; le reste de la chair qui est à l'entour des os se rôtit à quelques bâtons, et se mange sur - le - champ au commencement de la course.

Au retour du voyage, qui est souvent d'une centaine de lieues et davantage, le chan prend la dixme de tout le butin qui consiste communément en esclaves ; le murse de chaque horde en prend autant sur la part qui peut revenir à ceux qui sont sous son commandement, et le reste est partagé également entre ceux qui ont été de la course. Les Tartares de la Crimée peuvent mettre jusqu'à quatre-vingt mille hommes en campagne.

Les Tartares Circasses habitent au nord-ouest de la mer Caspienne, entre l'embouchure de la rivière de Wolga et la Géorgie. Le peuple qui est présentement connu sous le nom de Circasses, est une branche des tartares mahométants. Du-moins les Circasses conservent-ils jusqu'aujourd'hui la langue, les coutumes, les inclinations, et même l'extérieur des Tartares, nonobstant qu'on puisse s'apercevoir facilement qu'il doit y avoir bien du sang des anciens habitants du pays mêlés chez eux, parmi celui des Tartares.

Il y a beaucoup d'apparence que les Tartares Circasses, aussi-bien que les Daghestants, sont de la postérité de ceux d'entre les Tartares qui furent obligés, du temps que les sofis s'emparèrent de la Perse, de se retirer de ce royaume pour aller gagner les montagnes qui sont au nord de la province de Schirvan, d'où les Perses ne les pouvaient pas chasser si facilement, et où ils étaient à portée d'entretenir correspondance avec les autres tribus de leur nation, qui étaient pour-lors en possession des royaumes de Casan et d'Astracan.

Les Tartares Circasses sont assez laids, et presque toutes leurs femmes sont très-belles. En été elles ne portent qu'une simple chemise d'une toîle de coton, fendue jusqu'au nombril, et en hiver elles ont des robes semblables à celles des femmes russiennes : elles se couvrent la tête d'une sorte de bonnet noir qui leur sied fort bien ; elles portent autour du cou plusieurs tours de perles de verre noir, pour faire d'autant mieux remarquer les beautés de leur gorge ; elles ont un tein de lys et de rose, les cheveux et les plus beaux yeux noirs du monde.

Les Tartares Circasses se font circoncire, et observent quelques autres cérémonies mahométanes ; mais la religion grecque commence à faire beaucoup de progrès dans leur pays. Ils habitent en hiver dans des villages, et ont pour maisons de chetives chaumières ; en été ils vont camper la plupart du temps dans les endroits où ils trouvent de bons pâturages, savoir vers les frontières du Daghestan et de la Georgie, où le pays est fort beau, et fertîle en toutes sortes de légumes et de fruits. C'est de la partie montueuse de la Circassie que viennent les chevaux circasses, tant estimés en Russie, pour leur vitesse, la grandeur de leurs pas, et la facilité de les nourrir.

Les Circasses ont des princes particuliers de leur nation auxquels ils obéissent, et ceux-ci sont sous la protection de la Russie, qui possède Terki, capitale de tout le pays : les Circasses peuvent faire une vingtaine de mille hommes armés.

Les Tartares du Daghestan s'étendent en longueur depuis la rivière de Bustro, qui tombe dans la mer Caspienne, à 43d. 20'. de latitude jusqu'aux portes de la ville de Derbent ; et en largeur, depuis le rivage de la mer Caspienne, jusqu'à six lieues de la ville d'Erivan. Le pays est par-tout montueux, mais il ne laisse pas d'être d'une grande fertilité dans les endroits où il est cultivé.

Ces Tartares sont les plus laids de tous les Tartares mahométants. Leur tein est fort basané, et leur taille au-dessous de la médiocre est très-renforcée ; leurs cheveux sont noirs et rudes comme des soies de cochon ; leurs chevaux sont fort petits, mais lestes à la course, et adroits à grimper les montagnes ; ils ont de grands troupeaux de bétail, dont ils abandonnent le soin à leurs femmes et à leurs esclaves, tandis qu'ils vont chercher à voler dans la Circassie et dans la Géorgie, des femmes et des enfants qu'ils exposent en vente à Derbent, à Erivan, et à Tifflis.

Ils obéissent à divers petits princes de leur nation qui prennent le nom de sultants, et qui sont tout aussi voleurs que leurs sujets ; ils nomment leur grand chan schemkal, dont la dignité est élective. Ce schemkal réside à Boinac. Tout barbares que sont les Tartares Daghestants, ils ont un excellent usage pour le bien de leur pays, savoir que personne ne se peut marier chez eux, avant que d'avoir planté dans un certain endroit marqué, cent arbres fruitiers, d'où vient qu'on trouve par-tout dans les montagnes du Daghestan, de grandes forêts d'arbres fruitiers de toute espèce.

Ces mêmes montagnes, dont ils connaissent seuls les sentiers, ont servi à conserver jusqu'ici les Tartares Daghestants dans l'indépendance des puissances voisines ; cependant la forteresse de Saint-André que les Russes ont bâtie dans le cœur de leur pays, sur le bord de la mer Caspienne, entre Derbent et Terki, non-seulement les tient en bride, mais porte bien la mine de les contraindre un jour à l'obéissance de la Russie, d'autant plus que toutes leurs forces ne montent guère qu'à quinze ou vingt mille hommes.

Les Tartares Koubans habitent au sud de la ville d'Assof, vers les bords de la rivière de Koucan, qui a sa source dans la partie du mont Caucase, que les Russes appellent Turki-Gora, et vient se jeter dans le Palus Méotide, à 46d. 15'. de latitude au nord-est de la ville de Daman.

Ces Tartares sont encore une branche de ceux de la Crimée, et étaient autrefois soumis au chan de cette presqu'île ; mais présentement ils ont leur chan particulier, qui est d'une même famille avec les chants de la Crimée. Il ne reconnait point les ordres de la Porte, et se maintient dans une entière indépendance, par rapport à toutes les puissances voisines. La plus grande partie de ces tartares ne subsistent que de ce qu'ils peuvent piller sur leurs voisins, et fournissent aux Turcs quantité d'esclaves circasses, géorgiennes et abasses, qui sont fort recherchées.

C'est pour couvrir le royaume de Casan contre les invasions de ces Tartares, que le czar Pierre a fait élever un grand retranchement qui commence auprès de Zarista sur le Wolga, et vient aboutir au Don, vis-à-vis la ville de Twia. Lorsque les Tartares de la Crimée ont quelques grands coups à faire, les Koubans ne manquent pas de leur prêter la main : ils peuvent former ensemble trente à trente-cinq mille hommes.

Les Tartares Moungales, Mogoules, ou Mungales, occupent la partie la plus considérable de la grande Tartarie, que nous connaissons maintenant sous le nom du pays des Moungales. Ce pays, dans l'état où il est à présent, est borné à l'est par la mer orientale, au sud par la Chine, à l'ouest par le pays des Calmoucks, et au nord par la Sibérie. Il est situé entre les 40 et 50 degrés de latitude, et les 110 et les 150 degrés de longitude ; en sorte que le pays des Moungales n'a pas moins de quatre cent lieues d'Allemagne de longueur, et environ 150 de largeur.

Les Moungales qui habitent à-présent ce pays, sont les descendants de ceux d'entre les Mogoules, qui après avoir été pendant plus d'un siècle en possession de la Chine, en furent rechassés par les Chinois vers l'an 1368 ; et comme une partie de ces fugitifs s'étant sauvée par l'ouest, vint s'établir vers les sources des rivières de Jéniséa et Sélinga, l'autre partie s'en étant retirée par l'est, et la province de LÉaotung, alla s'habituer entre la Chine et la rivière d'Amur.

On trouve encore à l'heure qu'il est deux sortes de Moungales, qui sont fort différents les uns des autres, tant en langue et en religion, qu'en coutumes et manières ; savoir les Moungales de l'ouest, qui habitent depuis la Jéniséa jusque vers les 134 degrés de longitude, et les Moungales de l'est, qui habitent depuis les 134 degrés de longitude jusqu'au bord de la mer orientale.

Les Moungales de l'ouest vivent du produit de leur bétail, qui consiste en chevaux, chameaux, vaches et brebis. Ils conservent le culte du Dalaï-Lama, quoiqu'ils aient un grand-prêtre particulier appelé Kutuchta. Ils obéissent à un kan, qui était autrefois comme le grand kan de tous les Moungales ; mais depuis que les Moungales de l'est se sont emparés de la Chine, il est beaucoup déchu de sa puissance : cependant il peut encore mettre cinquante mille chevaux en campagne. Plusieurs petits kans des Moungales, qui habitent vers les sources de la Jéniséa et les déserts de Gobi, lui sont tributaires, et quoiqu'il se soit mis lui-même sous la protection de la Chine pour être d'autant mieux en état de tenir tête aux Calmoucks, cette soumission n'est au fonds qu'une soumission précaire et honoraire. Il ne paye point de tribut à l'empereur de la Chine, qui le redoute même plus qu'aucun autre de ses voisins, et ce n'est pas sans raison ; car s'il lui prenait jamais fantaisie de s'unir avec les Calmoucks contre la Chine, la maison qui règne présentement dans cet empire, n'aurait qu'à se tenir ferme sur le trône.

Les Moungales de l'est ressemblent aux Moungales de l'ouest, excepté qu'ils sont plus blancs, surtout le sexe. Ils ont des demeures fixes, et même des villes et des villages ; mais leur religion n'est qu'un mélange du culte du Dalaï-Lama et de celui des Chinois. Ils descendent presque tous des Mogouls fugitifs de la Chine ; et quoiqu'ils aient encore quelques petits princes qui portent le titre de kan, c'est une légère satisfaction que la cour de Pekin veut bien leur laisser. Leur langue est un mélange de la langue chinoise et de l'ancienne langue mogoule, qui n'a presque aucune affinité avec la langue des Moungales de l'ouest.

Les Tartares Nogais, Nogaiens, de Nagaï, de Nagaïa ou Nagaiski, occupent la partie méridionale des landes d'Astracan, et habitent vers les bords de la mer Caspienne, entre le Jaïck et le Wolga : ils ont les Cosaques du Jaïck pour voisins du côté de l'orient ; les Calmoucks dépendants de l'Ajuka-Chan du côté du septentrion ; les Circasses du côté de l'occident, et la mer Caspienne les borne vers le midi.

Les Tartares Nogais sont à-peu-près faits comme ceux de Daghestan, excepté que pour surcrait de difformité, ils ont le visage ridé comme une vieille femme. Ils logent sous de petites huttes, et campent pendant l'été dans les endroits où ils trouvent les meilleurs pâturages. Ils vivent de la chasse, de la pêche et de leur bétail. Quelques-uns même s'attachent à l'agriculture. Ils sont maintenant soumis à la Russie, mais sans être sujets à d'autre contribution que celle de prendre les armes toutes les fois que l'empereur de Russie le demande ; et c'est ce qu'ils font avec plaisir, parce qu'ils ont les mêmes inclinations que tous les autres tartares mahométants, c'est-à-dire d'être fort âpres au butin. Ils peuvent armer jusqu'à vingt mille hommes, et ne vont à la guerre qu'à cheval.

Les Tartares Télangouts habitent aux environs du lac que les Russes appellent Osero-téleskoi, et d'où la grande rivière Obi prend sa source. Ils sont sujets du Coutaisch, et mènent à-peu-près la même vie que les autres calmoucks.

Les Tartares Tongous ou Tunguses, sont soumis à l'empire russien. Ces peuples occupent à-présent une grande partie de la Sibérie orientale, et sont divisés par les Russes en quatre branches principales, savoir :

1°. Les Podkamena-Toungousi, qui habitent entre la rivière de Jéniséa et celle de LÉna, au nord de la rivière d'Angara. 2°. Les Sabatski-Toungousi, qui habitent entre la LÉna, et le fond du golfe de Kamtzchatka, vers les 60 degrés de latitude au nord de la rivière d'Aldan. 3°. Les Olenni-Toungousi, qui habitent vers les sources de la LÉna, et de la rivière d'Aldan, au nord de la rivière d'Amur. 4°. Les Conni-Toungousi, qui habitent entre le lac Baikal et la ville de Nerzinskoi, et le long de la rivière d'Amur.

Il n'est pas difficîle d'apercevoir que ces peuples sont issus d'un même sang avec tous les autres tartares, parce qu'ils ont à-peu-près les mêmes inclinations et la même physionomie ; cependant ils ne sont pas tout à fait si basanés et si laids que les Calmoucks, ayant les yeux beaucoup plus ouverts, et le nez moins écrasé que ne les ont ces derniers. Ils sont pour la plupart d'une taille haute et robuste, et sont généralement plus actifs que les autres peuples de la Sibérie.

Les Podkamena-Toungousi et les Sabatski-Toungousi ne diffèrent guère en leur manière de vivre des Ostiakes et des Samoyedes leurs voisins. Ils portent en hiver des habits de peaux de cerfs ou de rennes, le poil en dehors, et des culottes, bas et souliers de ces mêmes peaux tout d'une pièce. Ils vivent en été de la pêche, et dans l'hiver de la chasse. Ils n'ont point d'autres prêtres que quelques schamants, qu'ils consultent plutôt comme des sorciers, que comme des prêtres.

Les Olenni - Toungousi vivent pareillement de la chasse et de la pêche ; mais ils nourrissent en même temps des bestiaux, et s'habillent tant en été qu'en hiver de peaux de brebis, ou de jeunes daims ; ils se servent de bonnets de peaux de renards qu'ils peuvent abattre à l'entour du cou lorsqu'il fait bien froid.

Les Conni-Toungousi sont les moins barbares de tous ces peuples ; ils se nourrissent quasi tous de leur bétail, et s'habillent à-peu-près comme les Moungales, auxquels ils ressemblent beaucoup en toutes choses. Ils coupent leurs cheveux à la façon des Calmoucks et des Moungales, et se servent des mêmes armes qu'eux ; ils ne cultivent point de terres ; mais au-lieu de pain, ils se servent des oignons de lis jaunes qui croissent en grande quantité en ces quartiers, dont ils font une sorte de farine après les avoir séchés ; et de cette farine ils préparent une bouillie qu'ils trouvent délicieuse : ils mangent aussi bien souvent les oignons lorsqu'ils sont séchés, sans en faire de la farine ; ils sont bons hommes de cheval, et leurs femmes et leurs filles montent également à cheval, et ne sortent jamais sans être armées.

Tous les Toungouses en général sont braves et robustes ; ils habitent des huttes ou maisons mouvantes ; leur religion est à-peu-près la même par-tout, et ils prennent autant de femmes qu'ils en peuvent entretenir. Il n'y a qu'un petit nombre de conni-toungousi qui obéissent à la Chine ; le reste de ce peuple est sous l'obéissance de la Russie, qui en tire les plus belles pelleteries de la Sibérie.

Les Tartares Usbecks habitent la grande Bucharie et le pays de Charass'm. La grande Bucharie est une vaste province de la grande Tartarie, et elle renferme les royaumes de Balk, de Samarcande et de Boikkahrah. Les Usbecks de la grande Bucharie viennent camper ordinairement aux environs de la rivière d'Amur, et dans les autres endroits où ils peuvent trouver de bons pâturages pour leur bétail, en attendant des occasions favorables de brigandage. Ils font des courses sur les terres voisines des Persans, ainsi que les Usbecks du pays de Charass'm ; et il n'y a ni paix, ni treve qui puisse les empêcher de piller, parce que les esclaves et autres effets de prix qu'ils ravissent, font toute leur richesse. Lorsque leurs forces sont réunies, ils peuvent armer une quarantaine de mille hommes d'assez bonne cavalerie.

Tous les Tartares tirent leur nom d'un des fils d'Alanza-Cham, appelé Tatar, qui le donna à sa tribu, d'où il a passé aux alliés de cette tribu, et ensuite à toutes les branches des peuples barbares de l'Asie, qui butinaient sur leurs voisins, tant en temps de paix qu'en temps de guerre ; cependant ils ont porté le nom de turcs, jusqu'à ce que Genghis-Chan les ayant rangés sous son joug, le nom de turcs est insensiblement venu à se perdre, et a fait place à celui de tartares, sous lequel nous les connaissons à - présent. Quand Genghis-Chan eut envahi l'Asie méridionale, et qu'on eut conçu que ce prince des Mogoules était en même temps le souverain des Tartares, on choisit de donner à tous les peuples de ces quartiers le nom de Tartares qu'on connaissait, par préférence à celui de Mogoules dont on n'avait jamais entendu parler.

Les Tartares tant mahométants que Calmoucks Moungales, prennent autant de femmes légitimes qu'ils veulent, ainsi qu'un grand nombre de concubines, qu'ils choisissent d'ordinaire parmi leurs esclaves, mais les enfants qui naissent des unes et des autres sont également légitimes et habiles à hériter de leurs pères.

Tous les Tartares sont accoutumés de tirer la même nourriture des chevaux que nous tirons des vaches et des bœufs ; car ils ne mangent communément que de la chair de cheval et de brebis, rarement de celle de bœuf ou de vache, qu'ils n'estiment pas à beaucoup près si bonne. Le lait de jument leur sert aux mêmes usages qu'à nous le lait de vache, et on assure que le lait de jument est meilleur et plus gras. Outre cela, il est bon de remarquer que presque dans toute la Tartarie, les vaches ne souffrent point qu'on les traye ; elles nourrissent à la vérité leurs veaux, mais d'abord qu'on les leur ôte, elles ne se laissent plus approcher, et perdent incessamment leur lait ; en sorte que c'est une espèce de nécessité qui a introduit l'usage du lait de jument chez les Tartares.

Ils ont une manière singulière de combattre, dans laquelle ils sont fort habiles. En allant à l'action, ils se partagent sans aucun rang, en autant de troupes qu'il y a d'hordes particulières qui composent leur armée, et chaque troupe a son chef à la tête. Ils ne se battent qu'à cheval, et tirent leurs flèches en fuyant avec autant d'adresse qu'en avançant ; en sorte qu'ils trouvent toujours leur compte à harceler les ennemis de loin, en quoi la vitesse de leurs chevaux leur est d'un grand secours.

Ils ont tous une exacte connaissance des aimacks ou tribus dont ils sont sortis, et ils en conservent soigneusement la mémoire de génération en génération. Quoique par la suite du temps une telle tribu vienne à se partager en diverses branches, ils ne laissent pas pour cela de compter toujours ces branches pour être d'une telle tribu ; en sorte qu'on ne trouvera jamais aucun tartare, quelque grossier qu'il puisse être d'ailleurs, qui ne sache précisément de quelle tribu il est issu.

Chaque tribu ou chaque branche séparée d'une tribu, a son chef particulier pris dans la tribu même, qui porte le nom de mursa ; et c'est proprement une espèce de majorat qui doit tomber d'ainé en ainé dans la postérité du premier fondateur d'une telle tribu, à moins que quelque cause violente ne trouble cet ordre de succession. Un tel mursa doit avoir annuellement la dixme de tous les bestiaux de ceux de sa tribu, et la dixme du butin que sa tribu peut faire lorsqu'elle Ve à la guerre.

Les familles qui composent une tribu, campent d'ordinaire ensemble, et ne s'éloignent pas du gros de l'horde sans en faire part à leur mursa, afin qu'il puisse savoir où les prendre lorsqu'il veut les rappeller. Ces murses ne sont considérables à leur chan, qu'à proportion que leurs tribus sont nombreuses ; et les chants ne sont redoutables à leurs voisins, qu'autant qu'ils ont beaucoup de tribus, et des tribus composées d'un grand nombre de familles sous leur obéissance. C'est en quoi consiste toute la puissance, la grandeur et la richesse d'un chan des Tartares.

C'est une coutume qui a été de tout temps en usage chez les Tartares, que d'adopter le nom du prince, pour lui marquer leur affection ; j'en citerai pour preuve le nom de Moguls ou Mungales, et celui de Tartars, que cette partie de la nation turque qui obéissait à Mogull, ou Mungul-Chan, et à son frère Tartar-Chan, prit anciennement. C'est aussi la véritable dérivation du nom d'Usbecks que les Tartares de la grande Bucharie et du pays de Charass'm, portent en mémoire d'Usbeck-Chan. Les Mungales de l'est ont adopté le nom de Mansueurs ; de Maensueu-Chan, empereur de la Chine. Semblablement les Calmoucks-Dsongari, sujets de Contaisch, ou grand chan des Calmoucks, ont pris le nom de Contaischi, pour témoigner leur attachement à ce souverain.

Tous les Tartares, même ceux qui ont des habitations fixes, emportent avec eux dans leurs voyages, leurs effets de prix, non - seulement quand ils changent de demeure, mais même en allant à la guerre. De-là vient que lorsqu'il leur arrive de perdre une bataille, une partie de leur bagage reste ordinairement en proie au vainqueur ; mais ils sont en quelque manière nécessités d'emporter leurs effets avec eux, parce qu'ils laisseraient autrement leurs biens et leurs familles en proie aux autres Tartares leurs voisins, qui ne manqueraient pas de profiter de leur absence pour les enlever.

On remarque que presque tous les Tartares conservent non-seulement les mêmes usages en général, mais aussi la même façon de bâtir leurs cabanes ; car soit qu'ils habitent dans des huttes, ou qu'ils aient des demeures fixes, ils laissent toujours une ouverture au milieu du tait, qui leur sert de fenêtre et de cheminée. Toutes leurs habitations, soit fixes soit mouvantes, ont leurs portes tournées au midi, pour être à l'abri des vents du nord, qui sont fort pénétrants dans la grande Tartarie.

Les Tartares devraient être libres, et cependant ils se trouvent tous dans l'esclavage politique. L'auteur de l'esprit des lois en donne d'excellentes raisons, que personne n'avait développées avant lui.

Les Tartares, dit ce beau génie, n'ont point de villes ; ils n'ont point de forêts ; leurs rivières sont presque toujours glacées ; ils habitent une immense plaine ; ils ont des pâturages et des troupeaux, et par conséquent des biens : mais ils n'ont aucune espèce de retraite, ni de défense. Sitôt qu'un kan est vaincu, on lui coupe la tête, et ses sujets appartiennent au vainqueur : on ne les condamne pas à un esclavage civil, ils seraient à charge à une nation qui n'a point de terres à cultiver, et n'a besoin d'aucun service domestique ; ils augmentent donc la nation ; mais au-lieu de l'esclavage civil, on conçoit que l'esclavage politique a dû s'introduire.

En effet, dans un pays où les diverses hordes se font continuellement la guerre, et se conquiérent sans-cesse les unes les autres, dans un pays où par la mort du chef, le corps politique de chaque horde vaincue est toujours détruit, la nation en général ne peut guère être libre : car il n'y en a pas une seule partie, qui ne doive avoir été un très-grand nombre de fois subjuguée.

Les peuples vaincus peuvent conserver quelque liberté, lorsque par la force de leur situation, ils sont en état de faire des traités après leur défaite : mais les Tartares, toujours sans défense, vaincus une fais, n'ont jamais pu faire des conditions.

D'ailleurs, le peuple Tartare en conquérant le midi de l'Asie, et formant des empires, doit demeurer dans l'esclavage politique, parce que la partie de la nation qui reste dans le pays, se trouve soumise à un grand maître qui, despotique dans le midi, veut encore l'être dans le nord ; et avec un pouvoir arbitraire sur les sujets conquis, le prétend encore sur les sujets conquérants. Cela se voit bien aujourd'hui dans ce vaste pays qu'on appelle la Tartarie chinoise, que l'empereur gouverne presque aussi despotiquement que la Chine même.

Souvent une partie de la nation Tartare qui a conquis, est chassée elle-même et elle rapporte dans ses déserts un esprit de servitude, qu'elle a acquis dans le climat de l'esclavage. L'histoire de la Chine nous en fournit des exemples, et notre histoire ancienne aussi. Les Tartares détruisant l'empire grec, établirent dans les pays conquis, la servitude et le despotisme. Les Goths, conquérant l'empire romain, fondèrent la monarchie et la liberté.

A moins que toute la grande Tartarie ne soit entre les mains d'un seul prince, comme elle l'était du temps de Genghis-Chan, il est impossible que le commerce y fleurisse jamais : car maintenant que ce pays est partagé entre plusieurs princes, quelque porté que puisse être l'un ou l'autre d'entr'eux à favoriser le commerce, il ne peut y parvenir si ses voisins se trouvent dans des sentiments opposés. Il n'y a même que du côté de la Sibérie, de la Chine, et des Indes, où les marchands peuvent aborder d'ordinaire en toute liberté, parce que les Calmoucks et Moungales négocient paisiblement avec les sujets des états voisins, qui ne leur font pas la guerre.

Disons un mot du droit des gens des Tartares. Ils paraissent entr'eux doux et humains, et ils sont des conquérants très-cruels : ils passent au fil de l'épée les habitants des villes qu'ils prennent ; ils craient leur faire grâce lorsqu'ils les vendent, ou les distribuent à leurs soldats. Ils ont détruit l'Asie depuis les Indes jusqu'à la Méditerranée ; tout le pays qui forme l'orient de la Perse, en est resté désert. Voici ce qui parait avoir produit un pareil droit des gens.

Ces peuples n'avaient point de villes ; toutes leurs guerres se faisaient avec promptitude et avec impétuosité ; quand ils espéraient de vaincre, ils combattaient ; ils augmentaient l'armée des plus forts, quand ils ne l'esperaient pas. Avec de pareilles coutumes, ils trouvaient qu'il était contre leur droit des gens, qu'une ville qui ne pouvait leur résister, les arrêtât : ils ne regardaient pas les villes comme une assemblée d'habitants, mais comme des lieux propres à se soustraire à leur puissance. Ils n'avaient aucun art pour les assiéger, et ils s'exposaient beaucoup en les assiégeant ; ils vengeaient par le sang tout celui qu'ils venaient de répandre.

L'idée naturelle aux peuples policés qui cultivent les terres, et qui habitent dans des maisons, a été de bâtir à Dieu une maison où ils puissent l'adorer ; mais les peuples qui n'ont pas de maisons eux-mêmes, n'ont point songé à bâtir un temple à la divinité. C'est ce qui fit que Genghis-Chan marqua le plus grand mépris pour les mosquées, ne pouvant comprendre qu'il fallut adorer Dieu dans un bâtiment couvert. Comme les Tartares n'habitent point de maisons, ils n'élèvent point de temples.

Les peuples qui n'ont point de temples, ont un léger attachement à leur religion. Voilà pourquoi les Tartares se font peu de peine de passer du paganisme au mahométisme, ou à la religion grecque. Voilà pourquoi les Japonais, qui tirent leur origine des Tartares, permirent de prêcher dans leur pays la religion chrétienne. Voilà pourquoi les peuples barbares, qui conquirent l'empire romain, ne balancèrent pas un moment à embrasser le christianisme. Voilà pourquoi les Sauvages de l'Amérique sont si peu attachés à leur propre religion ; enfin, voilà pourquoi, depuis que nos missionnaires leur ont fait bâtir au Paraguai des églises, ils sont devenus zelés pour la nôtre.

Mais l'immensité des pays conquis par les Tartares, étonne, et confond notre imagination. Il est humiliant pour la nature humaine, que ces peuples barbares aient subjugué presque tout notre hémisphère, jusqu'au mont Atlas. Ce peuple, si vilain de figure, est le dominateur de l'univers : il est également le fondateur et le destructeur des empires. Dans tous les temps, il a donné sur la terre des marques de sa puissance : dans tous les âges il a été le fléau des nations. Les Tartares dominent sur les vastes pays qui forment l'empire du Mogol : maîtres de la Perse, ils vinrent s'asseoir sur le trône de Cyrus, et d'Hystaspes : et pour parler de temps moins reculés, c'est d'eux que sont sortis la plupart des peuples qui renversèrent l'empire romain, s'emparèrent de l'Espagne, et de ce que les Romains possédaient en Afrique.

On les vit ensuite assujettir les califes de Babylone. Mahmoud, qui sur la fin du onzième siècle, conquit la Perse et l'Inde, était un Tartare. Il n'est presque connu aujourd'hui des peuples occidentaux, que par la réponse d'une pauvre femme qui lui demanda justice dans les Indes, du meurtre de son fils, commis dans l'Iraque persienne. Comment voulez - vous que je rende justice de si loin, dit le sultan ? Pourquoi donc nous avez - vous conquis, ne pouvant nous gouverner, répondit la même mère ?

Les Tartares moungales, ou mongoules, ont conquis deux fois la Chine, et la tiennent encore sous leur obéissance. Voici comme l'auteur de l'essai sur l'histoire a peint cette étrange révolution, arrivée au treizième siècle, c'est un morceau très-intéressant.

Gassar-chan, ayeul de Genghis-chan, se trouvant à la tête des tribus mongoules, plus aguerries et mieux armées que les autres, força plusieurs de ses voisins à devenir ses vassaux, et fonda une espèce de monarchie parmi des peuples errants. Son fils affermit cette domination naissante, et Genghis-chan son petit fils, l'étendit dans la plus grande partie de la terre connue.

Après avoir vaincu un rival de gloire, qui possédait un puissant état entre les siens et ceux de la Chine, il se fit élire souverain des chants tartares, sous le nom de Genghis-chan, qui signifie le grand chan. Revêtu de cette suprême dignité, il établit dans ses troupes la plus belle discipline militaire, et entr'autres lois, il en porta une toute nouvelle qui devait faire des héros de ses soldats. Il ordonna la peine de mort contre ceux qui dans le combat, appelés au secours de leurs camarades, fuiraient au-lieu de les défendre. En même temps il mit en œuvre un ressort qu'on a Ve quelquefois employé dans l'histoire. Un prophète prédit à Genghis - chan, qu'il serait roi de l'univers, et les vassaux du grand chan s'encouragèrent à remplir la prédiction. Bientôt maître de tous les pays qui sont entre le Wolga et la muraille de la Chine, il attaqua cet ancien empire qu'on appelait alors le Catai ; prit Cambalu, que nous nommons aujourd'hui Peking ; soumit tout, jusqu'au fond de la Corée, et prouva qu'il n'y a point de grand conquérant qui ne soit grand politique.

Un conquérant est un homme dont la tête se sert, avec une habileté heureuse du bras d'autrui ; Genghis gouvernait si adroitement la partie de la Chine qu'il avait conquise, qu'elle ne se révolta point pendant qu'il courait à d'autres triomphes ; et il sut si bien régner dans sa famille, que ses quatre fils, qu'il fit ses quatre lieutenans généraux, mirent leur jalousie à le bien servir, et furent les instruments de ses victoires.

Mohammed Kotbeddin Kouaresm-Schah, maître de Turkestan et de presque toute la Perse, marcha contre Genghis, avec quatre cent mille combattants. Ce fut au-delà du fleuve Iaxartes, près de la ville Otrar, capitale du Turkestan, et dans les plaines immenses qui sont par-delà cette ville, au 43 degré de latitude, que l'armée de Mohammed rencontra l'armée tartare, forte de sept cent mille hommes, commandée par Genghis, et par ses quatre fils : les mahométants furent taillés en pièces, et la ville d'Otrar fut prise.

De ces pays qui sont vers la Transoxane, le vainqueur s'avance à Bokharah, capitale des états de Mohammed, ville célèbre dans toute l'Asie, et qu'il avait enlevée aux Samanides, ainsi que Samarcande, l'an de J. C. 1197. Genghis s'en rendit maître l'an 1220. de J. C. Par cette nouvelle conquête, les contrées à l'orient et au midi de la mer Caspienne, furent soumises, et le sultan Mohammed, fugitif de provinces en provinces, trainant après lui ses trésors et son infortune, mourut abandonné des siens.

Genghis pénétra jusqu'au fleuve de l'Inde, et tandis qu'une de ses armées soumettait l'Indostan, une autre, sous un de ses fils, subjugua toutes les provinces qui sont au midi et à l'occident de la mer Caspienne, le Corasan, l'Irak, le Shirvan et l'Aran ; elle passa les portes de fer, près desquelles la ville de Derbent fut bâtie, dit-on, par Alexandre. C'est l'unique passage de ce côté de la haute Asie, à travers les montagnes escarpées du Caucase. De-là, marchant le long du Volga vers Moscow, cette armée par-tout victorieuse ravagea la Russie. C'était prendre ou tuer des bestiaux et des esclaves ; chargée de ce butin, elle repassa le Volga, et retourna vers Genghis-chan, par le nord-est de la mer Caspienne. Aucun voyageur n'avait fait, dit-on, le tour de cette mer ; et ces troupes furent les premières qui entreprirent une telle course par des pays incultes, impraticables à d'autres hommes qu'à des Tartares, auxquels il ne fallait ni provisions ni bagages, et qui se nourrissaient de la chair de leurs chevaux.

Ainsi, dans la moitié de la Chine, et la moitié de l'Indoustan, presque toute la Perse jusqu'à l'Euphrate, les frontières de la Russie, Casan, Astracan, toute la grande Tartarie, furent subjugués par Genghis, en près de dix - huit années. En revenant des Indes par la Perse et par l'ancienne Sogdiane, il s'arrêta dans la ville de Toncat, au nord-est du fleuve Jaxarte, comme au centre de son vaste empire. Ses fils victorieux, les généraux, et tous les princes tributaires, lui apportèrent les trésors de l'Asie. Il en fit des largesses à ses soldats, qui ne connurent que par lui, cette espèce d'abondance. C'est de-là que les Russes trouvent souvent des ornements d'argent et d'or, et des monuments de luxe enterrés dans les pays sauvages de la Tartarie. C'est tout ce qui reste de tant de déprédations.

Genghis tint dans les plaines de Toncat une cour triomphale, aussi magnifique qu'avait été guerrière celle qui autrefois lui prépara tant de triomphes. On y vit un mélange de barbarie tartare, et de luxe asiatique ; tous les chants et leurs vassaux, compagnons de ses victoires, étaient sur ces anciens chariots scythes, dont l'usage subsiste encore jusque chez les Tartares de la Crimée ; mais les chars étaient couverts des étoffes précieuses, de l'or, et des pierreries de tant de peuples vaincus. Un des fils de Genghis, lui fit dans cette diete, un présent de cent mille chevaux. Ce fut ici qu'il reçut les adorations de plus de cinq cent ambassadeurs des pays conquis.

De-là, il courut à Tangut royaume d'Asie, dans la Tartarie chinoise, pour remettre sous le joug ses habitants rébelles. Il se proposait, âgé d'environ 70 ans, d'achever la conquête du grand royaume de la Chine, l'objet le plus chéri de son ambition ; mais une maladie l'enleva dans son camp en 1226, lorsqu'il était sur la route de cet empire, à quelques lieues de la grande muraille.

Jamais ni avant, ni après lui, aucun homme n'a subjugué tant de peuples. Il avait conquis plus de dix-huit cent lieues de l'orient au couchant, et plus de mille du septentrion au midi. Mais dans ses conquêtes, il ne fit que détruire ; et si on excepte Bozharah, et deux ou trois autres villes dont il permit qu'on réparât les ruines, son empire de la frontière de Russie jusqu'à celle de la Chine, fit une dévastation.

Si nous songeons que Tamerlan qui subjugua depuis une si grande partie de l'Asie, était un tartare, et même de la race de Genghis ; si nous nous rappelons qu'Usson-Cassam qui régna en Perse, était aussi né dans la Tartarie ; si nous nous souvenons qu'Attila descendait des mêmes peuples ; enfin, si nous considérons que les Ottomans sont partis du bord oriental de la mer Caspienne. pour mettre sous le joug l'Asie mineure, l'Arabie, l'Egypte, Constantinople, et la Grèce : tout cela nous prouvera, que les Tartares ont conquis presque toute la terre.

Les courses continuelles de ces peuples barbares, qui regardaient les villes comme les prisons des esclaves des rois ; leur vie nécessairement frugale ; peu de repos gouté en passant sous une tente, ou sur un chariot, ou sur la terre, en firent des générations d'hommes robustes, endurcis à la fatigue, qui n'ayant rien à perdre, et tout à gagner, se portèrent loin de leurs cabanes, tantôt vers le Palus Méotide, lorsqu'ils chassèrent au cinquième siècle les habitants de ces contrées, qui se précipitèrent sur l'empire romain ; tantôt à l'orient et au midi, vers l'Arménie et la Perse ; tantôt enfin, du côté de la Chine, et jusqu'aux Indes. Ainsi ce vaste réservoir d'hommes ignorants, forts, et belliqueux, a vomi ses inondations dans presque tout notre hémisphère : et les peuples qui habitent aujourd'hui leurs déserts, privés de toutes connaissances, savent seulement que leurs pères ont conquis le monde.

Mais depuis que les Tartares de l'orient, ayant subjugué une seconde fois la Chine dans le dernier siècle, n'ont fait qu'un état de la Chine, et de la Tartarie orientale : depuis que l'empire ottoman s'est abâtardi dans la mollesse et l'oisiveté ; depuis que l'empire de Russie s'est étendu, fortifié, et civilisé ; depuis enfin que la terre est hérissée de remparts bordés d'artillerie, les grandes émigrations de tels peuples ne sont plus à craindre ; les nations polies sont à couvert des irruptions de ces nations barbares. Toute la Tartarie, excepté la Chine, ne renferme plus que des hordes misérables, qui seraient trop heureuses d'être conquises à leur tour, s'il ne valait pas encore mieux être libre que civilisé. Toutes ces réflexions par lesquelles je finis, sont de M. de Voltaire.

J'ai parlé des Tartares avec un peu d'étendue et de recherches, parce que c'est le peuple le plus singulier de l'univers. J'ai mis du choix dans mon extrait, parce que cet ouvrage le requiert nécessairement, et parce que les curieux trouveront tous les détails qu'ils peuvent désirer dans l'histoire des Tartares, imprimée à Paris en 1758, en 5 vol. in -4°. Ce livre de M. de Guignes est excellent, et mérite d'orner toutes les bibliothèques, où l'on rassemble l'histoire des nations. (D.J.)